Treize ans de déminage et pour quel résultat ?
Malgré plus d’une décennie de lutte et des efforts financiers considérables, plusieurs millions de Cambodgiens subissent encore aujourd’hui l’impact des mines et UXO (Unexploded ordinance – engins non explosés) disséminées aux quatre coins du pays.
Le pays déplore toujours plus de 800 victimes par an.
Treize ans après le début des campagnes de déminage, le Cambodge reste l’un des trois pays au monde les plus affectés par les mines et les engins non-explosés (Uxo). On estime à environ 9 millions le nombre de mines posées ou lâchées par avion durant les 30 années de guerre. Destinées à démoraliser l’armée, à terroriser les civils et à contrôler les migrations de population, elles servaient aussi à sécuriser les bases. Les mines ont autant été utilisées par les pays voisins du Cambodge que par les autorités cambodgiennes, avec une surenchère sous les Khmers rouges. Peu chères, aisément disponibles, durables, faciles à transporter, à installer et à réutiliser, elles se sont vite imposées comme une arme de choix. Mais à quel prix?
Malgré la paix revenue, le pays déplore encore plus de 800 victimes par an. Entre 1979 et décembre 2004, 61’197 victimes ont été recensées. Dan 30% des cas, elles ont perdu la vie. Le nombre de blessés, dont la plupart sont restés handicapé à vie, s’élève à plus de 40’000. Mais les dommages ne se comptent pas uniquement en pertes humaines. » C’est une des causes principales du retard de développement socio-économique » affirme le général Kem Sophoan, directeur du CMAC (Cambodian Mine Action Center).
Réalisé en 2002, le «Landmine Impact Survey» donne une idée de l’état de contamination des villages. Selon ce document 5,18 millions de personnes, soit plus du tiers de la population, souffrent directement ou indirectement de la présence des mines: 22% n’ont pas assez de terres cultivables, 18% sont gênées dans leurs activités agricoles, 15% n’ont pas assez de terrain constructible, 14% déplorent la perte de têtes de bétail et 12% ont un accès à l’eau difficile. «Un impact silencieux», commente Julien Chevillard, spécialiste de l’action contre les mines au PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement).
Revivre malgré l’amputation
Il en est déjà à sa troisième prothèse. Yan Yen, 46 ans, a sauté sur une mine en 1994, dans le district de Chiereag, dans sa tenue de soldat en exercice.
«Le terrain avait été déminé par l’armée, mais les Khmers rouges ont reposé des mines derrière. On ne le savait pas», raconte l’homme au regard fuyant, presque honteux de s’être «fait avoir».
Au départ, Yan Yen s’est débrouillé avec les moyens du bord, en bricolant une prothèse de fortune à partir d’un bout de ferraille récupéré, ironie du sort, sur une ancienne bombe. Il confie qu’il «réussissait à peine à marcher». Ce n’est qu’après deux ans de vie avec cette jambe improvisée qu’il a fait le voyage jusqu’à Siem Reap, pour se rendre au Centre de réhabilitation du ministère des Affaires sociales, soutenu par Handicap International. Le jour de notre rencontre, Yan Yen se faisait poser une nouvelle prothèse ; « les autres se sont cassées », soupire-t-il. Comme lui, environ deux cents personnes handicapées, parmi lesquelles une bonne partie de victimes des mines, se rendent dans ce centre chaque mois.
«Tout est gratuit. Les plus démunis et ceux venant de districts éloignés se voient offrir un hébergement au centre, pour quelques semaines au plus, ainsi que le couvert. Mais nous n’avons que cinquante lits disponibles», détaille Keo Ratha, le chef du service technique. Yan Yen n’en profitera pas : reconverti en paysan après son accident, il ne peut pas se permettre de manquer une nouvelle journée de travail aux champs. Avec sa nouvelle jambe, il s’entraîne à remarcher afin de reprendre le travail au plus vite.
«Je suis devenu démineur en juillet 1993. Avant, j’étais militaire (comme 90% des démineurs, ndlr), et je me suis retrouvé sans travail une fois démobilisé. Alors je me suis tout de suite porté volontaire pour déminer lorsque le CMAC a commencé à recruter. Je faisais partie de la sixième promotion.
La formation a duré un mois. J’ai tout de suite été affecté au déminage des temples d’Angkor, puis j’ai travaillé dans différents districts du Nord-Ouest du pays. J’ai une femme et quatre enfants à Siem Reap. Je l’avoue, j’ai toujours peur des mines, mais je travaille lentement et minutieusement, j’ai confiance dans nos équipements. C’est une tâche dangereuse mais bien payée: je gagne 163 dollars par mois, pour sept heures de travail quotidiennes, trois semaines par mois. Un salaire qui m’a permis d’acheter une maison et une moto en douze ans. Pour l’instant je ne trouve pas d’autre emploi et c’est difficile pour un ancien militaire de se reconvertir. Alors en attendant j’économise, et je m’arrêterai quand j’aurai assez d’argent!
Principale ombre au tableau: la réactivité. « Un jour sur la route de Siem Reap, j’ai trouvé un Uxo, raconte un particulier qui souhaite garder l’anonymat. J’ai pris une photo, placé un panneau pour prévenir du danger et j’ai alerté les autorités provinciales, qui m’ont juré de faire le nécessaire. Je suis retourné sur place une semaine plus tard, et l’engin explosif était toujours là. Il n’a été neutralisé que deux semaines plus tard. C’est cette lenteur qui met les cambodgiens en danger ».